Chapitre 11
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Du royaume de Léontine au canapé du petit Turibe
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Lagarrigue et Aristobule étaient perplexes. Ensemble, ils tournèrent et retournèrent les deux problèmes qui venaient de surgir et se greffer sur leur enquête. Une question se posait: Anazabarbe pouvait-il être l'horrible assassin du couple découvert dans la forêt de Sainte-Trique? Si oui, pourquoi avait-il disparut aussi soudainement alors qu'aucun soupçon ne pesait sur lui. Et s'il n'était pas coupable, pourquoi Gévaudant avait-il suivi une piste initiée par le string de la victime et conduit son maître au domicile du vicaire?
Le seul moyen de le savoir était de retrouver au plus vite l'abbé Anazabarbe, de l'interroger et d'élucider ce mystère. Les gendarmes firent le tour des personnes susceptibles d'être au courant des projets secrets du vélocipédiste religieux.
Aristobule, ne pouvant que donner un avis extérieur, laissa Lagarrigue mener la réflexion. Par élimination, Il ne restait selon ce dernier que deux personnes capables de les informer: Léontine, la patronne du bar restaurant du village et Turibe "le canapé" surnommé ainsi pour son amour de la sieste.
Ainsi, Lagarrigue et Aristobule décidèrent de se rendre illico au royaume de Léontine, encore ouvert en cette soirée.
- Léontine est un monument historique de Sainte-Trique! et tout en faisant à pied les quelques trois cent cinquante mètres séparant la gendarmerie du restaurant, Lagarrigue traça un portrait de cette maîtresse femme.
- Léontine règne sans partage sur son bar restaurant. On y mange très bien d'ailleurs, parfois, dit Lagarrigue en soulignant au passage le "parfois". L'addition est aléatoire, selon certaines mauvaises langues, elle dépend de deux facteurs: votre tête et l'humeur du jour de la patronne. La décoration de la salle est faite de vieux billets de banques et d'objets en rapport avec la police et la gendarmerie: casques, képis, badges.
Et le gendarme continua:
Chez Léontine, vous trouverez deux catégories de personnes: ses sujets et ses courtisans. Ses sujets sont ses employés et ses courtisans ses habitués: des agriculteurs en retraite et des policiers en activité. Ah! J'oubliais, il y a une sous catégorie: le client occasionnel. Il est considéré par tous comme un intrus. Ordre est donné par la patronne de servir à cet égaré, des barrettes de poisson panés à peine décongelées. Ainsi, vous vous en doutez, l'intrus ne revient jamais chez Léontine!
Son physique? Dans un casting, Léontine serait tout de suite retenue pour jouer le rôle de La Castafiore! Voilà pour Léontine. J'ajouterais qu'elle est au courant de tout, elle est la totalité des RG à elle seule! Vous pensez! Il y a plus de volailles au mètre carré chez elle, dans son bar-restaurant que dans le poulailler de la mère Lagrande!
- Et "Le Canapé" comment vous l'appelez déjà? demanda Aristobule.
- "Turibe", "Turibe Le Canapé". C'est un petit bonhomme qui hante et habite Sainte-Trique depuis ses premiers langes. Il connaît tout de la grande et petite Histoire de notre village. Et quand il ne la connaît pas, il la réécrit. C'est le petit Michelet du coin. Vous voulez savoir pourquoi il est surnommé "Le Canapé"? Eh bien, je vais vous le dire! Après son déjeuner, Turibe, même s'il a des visites, a l'habitude de s'allonger sur son canapé et de faire un petit somme.
Cela dure depuis des lustres, puisqu'il a dépassé les soixante-dix ans. Tout le village connaît cette habitude. Personne ne sait qui a eu l'idée de ce sobriquet. Toujours est-il que, pour Sainte-Trique, Turibe est devenu, définitivement "Turibe le Canapé".
C'est un homme au courant de tout, un peu journaliste, un peu écrivain, un peu détective, un peu musicien, un peu cycliste et très curieux. Lui doit savoir où est Anazabarbe.
A ces derniers mots, Lagarrigue resta pensif un instant. Il venait de se rendre compte que certains habitants de Sainte-Trique étaient bien mieux informés que la Gendarmerie. Il se promit d'y mettre bon ordre.
Quelques pas plus tard, Lagarrigue et Aristobule entraient dans le bar-royaume de Léontine. Le gendarme balaya la salle du regard et dit:
- Bingo!
- Bingo?
- Oui! Aristobule! Regardez! à droite du comptoir. L'homme à la chemise à carreaux rouges et bleus, c'est Turibe et la frisée, pardon, la dame aux cheveux frisés, sa troisième épouse ou sa quatrième. Turibe est un chaud lapin épouseur!
- Epouseur? s'étonna Aristobule. C'est un mot qui existe?
- Peut-être pas. Mais il me plaît bien...
- Par qui commençons-nous?
- Par Turibe! répondit Lagarrigue. Il faut y aller avec diplomatie. C'est un personnage qui se vexe facilement. Et si nous le vexons, il se fermera comme une huître et alors, nous n'en tirerons plus un mot.
- Et pour ne pas le vexer?
- Le prendre par la corde sensible: le faire parler de lui, de ses articles dans la presse locale, de ses voyages à bicyclette. Ensuite, lorsqu'il sera en confiance, nous amènerons la conversation sur la disparition de l'abbé Anazabarbe. Mais avant toute chose, ajouta à voix basse Lagarrigue, allons saluer la maîtresse de ce lieu: Léontine. Je vous invite. Vous voulez boire...?
-Un demi-pression! interrompit Aristobule.
- Léontine! Deux demi-pression s'il vous plaît! demanda Lagarrigue.
- Vous mangez! demanda cette dernière d'un ton impératif.
- C'est délicieux chez vous! Toujours délicieux! Mais pardonnez-nous, chère Léontine. Nous avons encore beaucoup de travail!
- Le travail! le travail! Il peut un peu attendre! Je vous sers une omelette. Allez-vous asseoir là.
Léontine désignait une table un peu à l'écart. Ni Lagarrigue, ni Aristobule n'osèrent dire non. Ils se retrouvèrent assis en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire. Léontine en personne vint mettre leurs couverts et leur apporter les bières.
- Vous prenez quelque chose avec nous ? demanda Lagarrigue.
- Si vous croyez que j'ai le temps!
- Vraiment rien? insista le gendarme.
- Rien ce soir! c'est pas possible.
Et Léontine les abandonna.
- Nous allons inviter Turibe à notre table! dit Lagarrigue. Sur ce, il se releva et alla lui parler à voix basse. Aristobule observa que le sourire de Turibe s'accentuait au fil des secondes aux paroles de Lagarrigue.
Trois minutes plus tard, Turibe était assis à la table des deux gendarmes...