mercredi 18 juin 2014

Chapitre 4

°°°
Et si c'était lui?

°°°
Anselme le bûcheron venait d'abattre d'un dernier coup de hache son sixième conifère de la matinée quand il décida qu'il était grand temps de faire une pause. La forêt communale de Sainte-Trique était son domaine et il y régnait en maître absolu, tel un bourreau sur sa guillotine, coupant par ci, élaguant par là, branches et troncs, ramures et billots. Le petit déjeuner qu'il avait pris, tôt le matin, n'avait plus d'effet et il commençait à ressentir comme une petite faiblesse et une grande soif. Il posa sa hache sur un parterre de bruyère propre à ne pas abîmer le tranchant de ce bel outil. Une vieille souche sèche était son sacro-saint siège, il s'y sentait comme un pape; il s'y posa sur un linge de protection de la résine comme à l'accoutumée pour prendre une collation substantielle et roborative.

Afin de ne pas traumatiser le gourmet qui sommeille en notre lectorat, car des goûts et des couleurs, il n'est point d'usage de se gausser selon le célèbre adage d'Albinoni, je dirais simplement que si Alselme l'eût posé au sol, la flûte de pain se serait déplacée toute seule tant le fromage en sa mie contenait de vers et d'asticots, mine de rien. Quant au vin, un Côte de Grazulle AOC, il pouvait également servir à astiquer les cuivres et les chromes aux zones particulièrement souillées.

Mais revenons à notre principal sujet: Anselme, le coupeur de troncs, l'effeuilleur de branche, le broyeur de bois.

Le bûcheron était un homme sans âge, sans famille et sans femme. Pour cette dernière affirmation, je me devrais d'ajouter un élément modérateur. "Sans femme", sauf le dernier vendredi de chaque mois, vendredi où il allait passer la fin de l'après-midi "à la ville". Il y avait là-bas, selon la rumeur publique et laïque, une maison à l'arrière-boutique accueillante. Des mauvaises langues ajoutaient, l'on se demande pourquoi car il ne semble pas qu'il y ait eu un quelconque restaurant dans cette honorable bâtisse, " pour aller là, il faut vraiment avoir faim!".

Toujours est-il qu'Anselme s'il ne pouvait y dîner, trouvait en ce lieu un peu de cette chaleur humaine sans laquelle la vie ne serait qu'un désert affectif. Mais ne jetons pas le manche de la philosophie sociale avant la cognée de la présentation objective de notre billot-man.

Haut d'un mètre soixante-quinze, ses épaules, comme son torse, étaient conséquents et velus. Abattre des arbres, manier la hache, la scie, la tronçonneuse, avait forgé la silhouette d'Anselme, une silhouette de véritable athlète. Son visage reflétait la vigueur et illustrait à lui seul les bienfaits, tout comme les affres, de la vie sauvage, salissante, solide et solitaire. Imberbe, son front était entouré d'une chevelure abondante et bouclée. Son regard, bleu acier, tel le tranchant de sa cognée, était à la fois fascinant et inquiétant.

Anselme, comme ce portrait le laisse entrevoir, était un habitant particulier, craint des Sainte-Triquois. L'imposante hache du bûcheron accentuait encore ce respect mérité.

Anselme, sans en avoir la moindre idée, hantait l'imaginaire des villageois. Le bûcheron était, à lui seul, une source inépuisable alimentant une multitude de phantasmes.

Combien d'épouses, de maîtresses, au moment du plaisir suprême, de l'explosion de leur corps, en augmentaient l'intensité, en imaginant être dans les bras d'Anselme! Et les maris, les amants, gros bêtas prétentieux et aveugles mettaient les extases de leurs partenaires au crédit de leurs qualités propres. Ah! S'ils avaient su...

Ce personnage fut bien sûr le premier suspect auquel Lagarrigue pensa. "Et si c'était lui?". Anselme ? A cette pensée, Lagarrigue fut pris d'une grande inquiétude. Arrêter le bûcheron serait un exploit digne des douze travaux d'Hercule, qui pourtant ne rigolait pas, contrairement à la légende populaire. Aussi, le gendarme décida-t-il de partir sur l'hypothèse de l'innocence du coupable idéal. C'était pile ou face. Ou Anselme était dans la forêt au moment du crime et là, personne pour l'innocenter immédiatement et la Gendarmerie devrait entendre Anselme comme suspect éventuel ou Anselme avait un alibi: des témoins de sa présence ailleurs que sur les lieux du crime au jour funeste et à l'heure fatale.

A son grand soulagement, (ainsi qu'à celui de l'auteur qui aurait dû finir son roman au chapitre 4, perdant ainsi toute chance d'avoir un jour le Prix Nobel de Litre et Râtures) Lagarrigue découvrit très vite qu' à l'heure du crime le bûcheron buvait une bière bien fraîche chez Léontine, la tenancière du bar de Sainte-Trique, en compagnie des motards de la brigade autoroutière qui eux, avalaient un café. (pour les boissons, il y aurait peut-être une inversion quant à leur attribution NdlA)

Ouf! fit Lagarrigue. Une corvée venait de lui être épargnée. Anselme innocent, cela ne faisait pas avancer l'enquête, certes, mais cela supprimait l'éventualité d'une terrible tornade s'abattant sur Sainte-Trique!