mercredi 11 juin 2014

Chapitre 6
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Dans le repère de Lagarrigue...


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La gendarmerie de Sainte-Trique était considérée par ses créateurs comme un chef-d'oeuvre d'architecture rurale.

Son architecte, choisi par concours, était nippon. Ne voyons en ce choix aucune objection xénophobe. Non, c'était tout simplement que pour réussir, l'adage Nul n'est prophète en son pays, fut vérifié une fois de plus. La commission avait exclu d'entrée de jeu, les architectes au nom de consonance française et les projets d'un coût raisonnable. Il fallait pour Sainte-Trique quelque chose d'avant-garde. Et, pour l'avant-garde, les gendarmes furent servis!
Setaki Setoto, venu du Soleil levant, avait eu une idée de génie: Installer la gendarmerie dans un ancien hangar d'abattage des poulets - ça ne s'invente pas- hangar à masquer par une structure en verre, style serre horticole.

L'édification se fit en deux temps: restauration du long bâtiment et enveloppement ensuite de ce dernier d'une toile d'araignée de barres d'aluminium retenant les lourdes plaques de verre.

A la sortie, cela donnait une série de bureaux minuscules en béton brut, bas de plafond avec de toutes petites ouvertures protégées par des barreaux.
Le résultat amusa beaucoup les Sainte-Triquois. On aurait juré que les gendarmes étaient installés dans une ferme avicole. De plus, comme Setaki Setoto s'était basé sur la taille moyenne du policier nippon, les plafonds étaient trop bas et nos militaires de la paix publique rasaient les lustres de leurs képis.
Ah! Quels beaux bureaux avaient-ils! Quel chef-d'oeuvre que ces murs en béton brut rappelant un chantier abandonné, à tel point que la cellule de dégrisement était plus confortable que le bureau de l'adjudant. Quelle belle gendarmerie, inauguré par madame le Ministre elle-même en grande pompe et en tailleur haute-couture!
Oui, redisons-le avec conviction, la gendarmerie de Sainte-Trique était une oeuvre maîtresse digne des grandes réalisations architecturales de notre époque. Marseille a son "fada" avec Le Corbusier, inventeur de la laideur verticale, Sainte-Trique avait eu Sataki Setoto, qui dès le projet achevé, s'était attaqué à celui d'une galerie souterraine géante dont la construction était prévue à Venise. (projet aujourd'hui abandonné vu l'état des profondeurs vaseuses de cette cité.)
Mais, revenons à Sainte-Trique, l'événement le plus intéressant survint lors de la première tentative d'introduire l'Estafette de la gendarmerie dans le garage souterrain. Le gyrophare ne résista pas au franchissement de la rampe d'accès. Il fut arraché. Là aussi, le plafond du nippon n'était pas aux normes européennes.
Enfin l'on commença à s'en rendre compte dès les premières légères chaleurs printanières que la construction ne ressemblait pas seulement à une serre. Elle en était vraiment une.
Les panneaux vitrés transformèrent les bureaux en étuve, les couloirs en sauna, l'accueil en hammam. Les gendarmes transpiraient, étouffaient, suaient, s'épongeaient, s'essuyaient.
Seul avantage au tableau, les plantes tropicales qui décoraient l'entrée poussèrent à une vitesse extraordinaire! L'accueil ressembla bientôt à l'entrée du pavillon tropical d'un jardin des plantes. Les caoutchoucs, les manguiers, les orangers, les bananiers envahissaient l'espace, heureux comme des papes à Razzi, célèbre village côtier de la botte italienne où les souverains pontifes aiment à faire de courts séjours régénérants.
C'est en ce lieu impropre à la réflexion que Lagarrigue avait son bureau. Sur sa table, tous les documents relatifs au crime, une première liste du suspects et trois bouteilles d'eau minérale.
En jetant un coup d'oeil par-dessus l'épaule de Lagarrigue, on pouvait lire: Pauvrantoine, Anselme, Labusque, Styropopor, Eva Riste, Léontine... Mais le gendarme se leva et cela masqua cette feuille. Impossible d'en lire plus.