Chapitre 1
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Où l'on découvre qu'il n'y a pas que des champignons dans les forêts du village de Sainte-Trique...
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Le gendarme Lagarrigue, soulevant son képi de la main gauche, se grattait la tête de la main droite et répétait comme hébété: "Merde alors ! Merde alors!" à mi-voix.
Il faut dire que le triste spectacle qu'il avait sous les yeux, méritait bien ce commentaire, à la fois concis et, teinté d'un soupçon de vulgarité linguistique. Il venait de comprendre que sa tranquillité et celle de sa brigade venaient de mourir de leur belle mort.
Finies les planques, à l'ombre du vieux chêne de la départementale, pour contrôler la vitesse des quelques rares automobilistes qui avaient eu le malheur de s'y égarer, finis aussi pour quelque temps les apéros, pris au comptoir du bistro de la place du village, en compagnie des motards de la brigade de l'autoroute qui, le casque sous le bras et le verre à la main, dégustaient les alcools locaux avec modération et assiduité, tandis que leurs motos rutilantes, faisaient la joie des gamins qui se régalaient à en tripoter tous les boutons.
Devant le gendarme Lagarrigue, à ses pieds, deux cadavres ensanglantés: ceux d'une femme et d'un homme, couple donc qui, au premier abord, devait avoir dans les quarante à quarante cinq ans, si l'on pouvait encore, après le traitement que ces deux corps avaient subi, émettre une opinion sûre quant à leur ancienneté. Il faudrait attendre l'autopsie pour sortir du domaine des suppositions pour entrer dans celui des certitudes.
A côté du gendarme, l'Antoine, le sourd muet du village, faisait grand bruit. C'était lui qui avait découvert les trucidés dans cette forêt de feuillus où, en bon braconnier, il venait relever ses pièges à lapins, tout en ramassant baies et champignons dont il se régalait.
Le "Pauvrantoine", comme le nommait tout le village, affichait la soixantaine et, comme sa surdité et son mutisme avaient apitoyé un temps la communauté de Sainte-Trique, la population avait accolé à son prénom, cet adjectif "pauvre", soulignant leur compassion et leur pitié pour ce brave garçon. Une pitié qui ne fut que passagère, pour ne pas dire éphémère.
Aujourd'hui, plus personne n'accordait le moindre cas aux difficultés natales de l'Antoine, du moment que tous pouvaient bénéficier, à bon prix, de lièvres charnus, de lapins de garenne succulents et de champignons hautement parfumés.
Dur de la feuille et mou de la langue, cela n'avait pas empêché Pauvrantoine de se révéler, dès sa tendre enfance, d'une grande acuité à découvrir dans les arbres les écureuils nouvellement nés, à dénicher dans le creux des branches les oeufs de pies, à traquer les animaux à poil et à piéger les volatiles sauvages.
Pauvrantoine avait bon pied et bon oeil et cela compensait son isolement phonique.
Aujourd'hui, pour lui, c'était un grand jour qu'il entendait bien vivre comme tel. Mieux qu'un cercle de chanterelles! Mieux qu'une demi-douzaine de girolles ou une palanquée de rosés des prés! Mieux qu'un lièvre roux ou un marcassin de quelques jours, Pauvrantoine, puisque tel est son nom, avait mis la main sur une paire de morts.
Non pas de ces morts normaux, tels qu'on en découvre de temps en temps dans les bois entourant les villages: promeneurs confondus avec un sanglier et flingué à bout portant par un chasseur ! Randonneur réduit à l'état de squelette pour avoir glissé et avoir disparu au fond d'un ravin! Suicidé dépressif n'ayant pas osé se jeter sur un Train à Grande Vitesse ou, encore, victime d'une crise cardiaque pour avoir voulu se mesurer à la pente difficile d'un chemin!
Non ! les morts de Pauvrantoine, "SES" morts à lui, présentaient toutes les qualités pour faire la Une des journaux télévisés. Ils avaient tellement été hachés menu que les caméras curieuses et gourmandes sauraient s'attarder "discrètement" sur l'absence des testicules de l'homme ou sur les seins en partie dénudés de la femme, seins dont les pointes suintaient non de lait mais de sang.
De telles images attireraient sans aucun doute une foule de téléspectateurs horrifiés, mais scotchés, devant leurs écrans, en espérant en voir un peu plus, maudissant le cadreur de ne pas élargir ses plans. On aurait dit que ce maudit technicien prenait un malin plaisir à limiter ses images à l'orée du pubis de la morte au lieu de le montrer carrément.
Par geste, en mettant son poing gauche sur l'oeil droit et en tournant une manivelle fictive puis ensuite en se montrant de ses deux pouces pointés sur sa poitrine, Pauvrantoine essayait de faire comprendre au gendarme Lagarrigue qu'il était prêt à répondre à toutes les questions des journalistes de la radio et de la télévision. Il se voyait déjà invité des journaux de 20 h de toutes les chaînes. Ah! Rencontrer Claire Ferrari ou Laurence Chasal! Quel poivre ajouté à une vie manquant d'épices!
En plus ce drame serait largement commenté! Et, le téléspectateur attentif, aurait alors cette vision quotidienne et particulière de la vie de la planète, propre aux journaux télévisés du monde entier: plus la catastrophe est dramatique, plus les présentateurs ont de la difficulté à masquer, par des mots d'apparente compassion, leur satisfaction d'avoir de la matière à enrichir leur audimat et leur portefeuille par la même occasion. Un bon drame à épisode, c'est toujours la garantie d'une inflation du prix des minutes publicitaires vendues avant le journal. Et en cas de journées sans drames, les journalistes avaient toujours un recours imparable: parler des catastrophes qui auraient pu avoir lieu. Là c'était du délire sans danger: 359 morts évités dans un avion qui ne s'est pas écrasé! 45 678 morts évités grâce à la présence d'esprit d'un simple d'esprit! l'imagination des rédactions étaient sans bornes...
Pauvrantoine, lui, qui ne comprenait rien à la fourberie journalistique, avait une envie dévorante et obsessionnelle depuis des lustres: celle de passer à la télévision. Il n'avait pas été retenu pour "Questions pour un champion", les vigiles lui ayant interdit l'entrée du palace où devaient avoir lieu les sélections (Il avait mal compris et croyait vouloir être sélectionné pour "Questions pour un champignon"); "Intervilles" de Guy Lux n'avait pas daigné venir à Sainte-Trique. "On a tout essayé" n'avait pas voulu l'accueillir quant à "Poubelle la vie" n'en parlons même pas, ce feuilleton pour débile le refusa d'emblée! Pour y participer il fallait un QI de chimpanzé et Pauvrantoine était loin de manquer d'intelligence. Aussi, seul, un fait divers pourrait sortir le braconnier de cet anonymat pesant malgré son côté campagnard et bucolique, un fait divers, bien tragique, bien sordide et bien radio-télé-visuel!